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    Pour rappel : Ysckemia est un blog d'expérimentation narrative, le rage comic, bien que régressif, y a donc parfaitement sa place :)
    Si vous ne connaissez pas le principe des rage comics, google est votre ami ^^


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  • J'ai épuisé tous mes jokers.
    Je dois aller voir le daron.

    Avant de me rencontrer, Jen ignorait totalement ce mot d'argot. Elle m'entendait l'utiliser de temps à autre sans comprendre, jusqu'à ce qu'elle percute un jour.


    Et une visite de plus à l'hôpital, comme si j'avais pas déjà assez fait d'aller-retour à St Thomas...
    Avant de passer, j'avais quand-même tenté une dernière chance auprès d'Odette, pour savoir si le daron lui avait parlé de quoi que ce soit à propos de mon traitement... Sans succès. Elle m'a indiqué le numéro de la chambre, sa voix vibrait d'un mince espoir de nous voir enfin réconciliés...

    Direction l'unité des soins palliatifs, où ceux qui y entrent sur un brancard, en ressortent dans un sac à viande.
    Ça sent le désinfectant industriel, la climatisation, la bouffe de cantine. Dans le silence feutré on entend les bips discret des appareils de surveillance et les soupirs des respirateurs artificiels dans certaines chambres.
    Les peintures insipides aux murs des couloirs, énièmes reproductions des Nymphéas de Monet délavées par le soleil. Le lino gris chiné sous les sabots blancs en plastique des infirmières. Des néons à l'agonie  clignotent par endroit. Une baie vitrée donnant sur un petit jardin bordé d'arbres déplumés par l'automne, laissant apparaître la voie rapide en arrière-plan.

    Maintenant je me rappelle pourquoi je réclamais autant de livres, de magazines et de jeux à Marvin quand j'étais hospitalisé. Le choix des chaînes de télé était limité. Je me suis très vite ennuyé, au point que les journées paraissaient durer 48 heures. La prison, les barreaux en moins, les béquilles en plus.

    Jennyfer m'accompagne. Pendant le trajet en voiture elle me préparait mentalement à la rencontre, comme un entraîneur prépare son boxeur avant un match.
    -Surtout, surtout, ne le laisse pas t'infantiliser. Vous êtes deux adultes, réuni pour une conversation d'adulte. Peu importe que ce soit arrivé quand t'étais sous sa responsabilité. Et tu es là pour avoir des réponses, pas pour balancer des reproches. S'il se braque, il ne voudra peut-être plus jamais te parler.

    Chambre 101. Peut-être bien que je suis en 1984.
    Je respire à fond. Jen me frotte le dos.
    -Allez, j'suis avec toi, murmure-t-elle tandis que je tourne la poignée.

    Dans la télé, un journaliste énumère ses titres. Le daron semble déjà momifié dans son lit, immobile. Il tourne la tête, nous identifie, et lève les yeux au ciel d'un air agacé style "Et merde...".
    C'est drôle, je faisais la même tête chaque fois qu'il passait me voir à l'hosto, à mon réveil du coma.
    Il presse deux fois la pompe à morphine dans sa main droite.
    -Qu'est-ce que tu veux?
    -Que tu me dises ce qu'on m'a fait quand j'étais dans le coma. Françoise a du te prévenir que je passerais pour ça?
    -T'as eu des opérations, qu'est-ce que tu veux que j'te dises? 'Fallait bien te soigner!
    -En quoi ça consistait, qu'est-ce que t'a dit le médecin, Sigursson?
    -J'me souviens plus. Les toubibs et leur blablas de spécialistes... Le principal c'est que ça t'a guéri, non?
    -Moi oui, mais sur les deux patients suivants, l'un est devenu fou, et l'autre est mort pendant l'opération. Tu le savais, ça?
    -Non. J'vois pas en quoi ça me concerne, de toutes façons.
    -Hé bien moi ça me concerne. Parce qu'il y a dans mon crâne un truc gros comme une prune qui est susceptible de me tuer n'importe quand. Il faut que je retrouve ce mec qui m'a opéré, pour voir s'il peut remédier au problème.

    Il fixe le vide. On dirait qu'il dort les yeux ouverts. Ou qu'il est déjà mort.
    -Il disait que c'était une opération risquée. Mais c'était ça, ou tu passais à la boucherie pour le don d'organes. T'aurais préféré que j'les laisse te découper?
    Il me fait chier avec ses expédients. Peste ou choléra. Il est les deux à la fois.
    -J'aurais préféré, en premier lieu, qu'on n'ait pas à m'ouvrir le crâne pour réparer tes conneries.

    Il hausse les épaules et presse de nouveau sa pompe à morphine.
    -Merde, tu vas pas recommencer avec ça...
    -Tu vois ce mec, dis-je à Jen en pointant du doigt l'intéressé, il m'a tabassé, m'a traîné par terre, il a même cogné Marvin qui essayait de me défendre, tout ça parce que j'avais fait foirer son rencard.

    Jen me supplie des yeux de ne pas partir en vrille. Désolé, Jen. Je sais bien que ça se fait pas, de s'en prendre à un mourant, mais je peux pas lutter contre cette poussée de haine qui me tord les tripes. 

    -T'étais un ptit con, fallait t'apprendre à vivre! Je t'ai pris à part pour causer, et tu t'es tellement débattu que t'es tombé dans l'escalier!
    -Tu vois ça Jen? Il est même pas désolé de ce qui est arrivé, c'est encore ma faute! Et qu'est-ce que t'as bien pu me dire pour que je me débatte à ce point? Pour que j'hurle "salaud, bâtard, enculé", avant de tomber?
    Il a un moment d'hésitation. Ou était-il seulement en train de s'assoupir?
    -Je... J'me souviens plus, marmonne-t-il en tripotant les boutons sur le bord de son lit.
    -Ouais, c'est pratique l'amnésie, hein? Et pour mon opération, tu te souviens de rien ou t'as juste accepté le marché sans poser de question?
    -Va-t'en.
    -T'espérais peut-être que l'opération rate, pour être débarrassé de moi?!
    -J'ai jamais voulu ta mort, imbécile!

    Une infirmière entre dans la chambre.
    -Monsieur Messager, vous avez appelé? demande-t-elle en s'adressant au daron.
    -Faites-les sortir d'ici, dit-il en passant une main sur son visage. Ils m'ennuient,  je suis fatigué.
    La femme en blanc se tourne vers Jen et moi et nous invite à la suivre. Je ne bouge pas. Si elle savait ce qu'il m'a fait...
    -J'ai pas l'intention de crever avant toi, vieux con! Je vais m'en sortir sans ton aide, comme je l'ai toujours fait!! Et je m'arrangerai pour que tu sois pas enterré avec Maman!
    L'infirmière pose les poings sur les hanches et durcit le ton.
    -Monsieur, vous sortez maintenant et dans le calme, ou j'appelle la sécurité!

    Juste avant de sortir du pavillon Jen est prise d'une soudaine envie de pisser. L'infirmière la laisse rebrousser chemin vers les toilettes, je sors l'attendre sur le parking de l'hôpital.
    J'ai envie de péter des pares-brise et des rétroviseurs à coup de pierre.

    J'ai plus de piste, plus rien, et j'ai désespérément besoin d'une clope.


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  • Retour à la cave, la tête dans les cartons...
    J'ai cherché en vain dans mes archives des dessins remontant à l'époque de mon hospitalisation. Le plus ancien datait de ma "seconde Seconde". J'avais eu mon accident au mois de septembre, peu après la rentrée au lycée. J'ai loupé un trimestre et demi, et je n'ai jamais réussi à rattraper mon retard. À mon retour en classe, je n'avais plus la moindre envie de bosser. Les profs me décrivaient comme un élève "capable mais très paresseux". J'étais juste un gamin infiniment malheureux.  Je séchais régulièrement les cours avec Marvin, pour passer la journée dans les salles de jeux d'arcades. À la fin de l'année, le résultat fut sans surprise : redoublement pour tous les deux.

    Je suppose que c'est au regard de mes problèmes familiaux, que les parents de Marvin ne m'ont jamais tenu responsable de son échec scolaire. Sa mère, psychanalyste, auraient quand-même bien aimé qu'il aille jusqu'au bac. Son père, menuisier, était plus pragmatique.



    Et il l'a fait. On a passé tout l'été à balayer de la sciure et ramasser des chutes de bois autour des tables de découpe. Marvin ronchonnait pas mal, mais moi j'étais content d'avoir une figure paternelle positive pour m'encourager. En plus, il nous a payé.

    Finalement, à la rentrée suivante, nous avons entamé un bac techno dans un internat. C'est surtout moi qui avait besoin de m'éloigner du daron, d'ailleurs je passais le week-end plus souvent chez Marvin que chez moi. Le daron semblait s'accommoder parfaitement de mon absence. Il n'exigeait de moi qu'une coupe de cheveux "décente" et me trainait de force chez le coiffeur... Ce n'est qu'à dix-huit ans que j'ai enfin pu les laisser pousser comme je voulais, le plus long possible, pour l'emmerder.


    Il me décrit ma chute (il maintient que le daron m'a poussé dans le vide), mon corps fracassé en bas de l'escalier de pierre, le sang qui s'écoule d'une blessure à l'arrière de mon crâne... Les minutes d'angoisse qui s'égrainent à l'infini avant l'arrivée des secours... Le SAMU qui m'emmène, toutes sirènes hurlantes...

    Il n'a pas pu me voir pendant deux semaines. Le temps pour les médecins de stabiliser mon état, le temps pour lui d'entamer un bras de fer avec Françoise, concernant sa plainte contre le daron... Puis il est venu chaque jour, après les cours, et même pendant les heures de classe. Il  me parlait, me faisait écouter de la musique avec un walkman... De tout cela, je n'ai aucun souvenir. J'étais loin, très loin. Je ne sais pas où j'étais.

    Marvin me parle d'une jolie infirmière prénommée Lucile, qui venait régulièrement me visiter après mon réveil. J'avoue que cette partie  de ma mémoire reste brumeuse.
    -Des fois au début, si je sortais de ta chambre pour aller chercher un truc au distributeur de café, quand je revenais, tu me disais bonjour comme si tu m'avais pas encore vu de la journée. Une fois même, je sortais des toilettes de ta piaule, et t'as cru que j'avais passé la nuit dedans. Tu m'as vraiment fait flipper... Heureusement que ça a fini par s'améliorer.

    Tout ça, ce sont des détails sans intérêt. Il ne sait rien de plus que Françoise. Je suis déçu.
    -Et tu te souviens de ce que je dessinais à ce moment-là?
    -Tu dessinais pas. Je t'ai apporté des livres, des cassettes pour le walkman, je t'ai prêté ma Gameboy...
    -C'est pas possible que j'ai pas fait un seul dessin, c'est mon passe-temps numéro un quand je m'ennuie...
    -Ton bras gauche étais plâtré, t'avais déjà du mal à actionner les boutons de la Gameboy, alors tenir un crayon... En tout cas je t'ai jamais vu dessiner à l'hosto, et je me rappelle pas avoir vu de cahier ou de dessin dans ta chambre.

    Il se trompe forcément.

    -Même après, poursuit Marvin, On t'a retiré le plâtre au bout d'un mois, mais t'avais du mal à simplement tenir ta cuillère pour manger... Tu m'as dit qu'en rééducation, on te faisait jouer avec de la pâte à modeler pour exercer tes doigts.
    -J'ai forcément eu de quoi dessiner en rééducation!

    Il hausse les épaules.
    -Ben peut-être, mais tu m'en as jamais parlé, et j'ai rien vu. Pour moi, t'as commencé à dessiner pendant les cours, quand t'es revenu au lycée. Tu faisais des filles à poil, plutôt bien roulées d'ailleurs... À l'internat t'avais aussi ce cahier spécial, que tu voulais jamais me laisser voir et que tu planquais sous ton matelas...

    Il me regarde avec un petit sourire gêné. Ça va, j'ai compris...
    -T'as été y voir quand j'avais le dos tourné, hein?
    -Je comprends pas pourquoi tu le planquais, dit-il en guise d'excuse, c'était même pas sale!.. C'était juste toujours la même fille en robe blanche... Alors, c'était qui? Elle était pas au lycée, ça j'en suis certain. Tu la voyais en cachette? De peur que j'te la pique, comme Caroline?
    -C'est un personnage que je croyais avoir inventé, jusqu'à ce que je tombe là-dessus.
    Je lui tends l'album de dessins du "patient numéro deux". Il tourne les pages rapidement.
    -Je n'ai jamais rencontré le type qui a fait ça, tout ce que je sais c'est qu'on a reçu le même traitement expérimental pour sortir du coma, à plusieurs mois d'intervalle. J'étais le premier, et si je n'ai laissé aucun dessin à l'hosto, je ne vois pas comment on a pu avoir exactement la même idée. Sauf si on nous a fait un truc pas net à tous les deux.

    Les yeux de Marvin se mettent à pétiller comme à chaque fois qu'on lui raconte des histoires de complot.

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