• Réveil en sursaut.
    Je suis à genoux dans la cuisine,  devant une gamelle de pâtée renversée, le dos de la main gauche lacéré de quatre entailles parallèles.
    -Aïna! C'est quoi ce bordel?!

    Seul le chat lui répond. Accroupi à côté de la poubelle, le poil hérissé, il miaule en fixant son maître d'un air méfiant.

    -Ok, j'ai compris, grince Silvère.
    Encore un peu désorienté par sa brutale sortie de transe, il attrape un rouleau d'essuie-tout et entreprend d'éponger sa main maculée de sang, puis le carrelage jonché de pâtée.

    Presque immédiatement, le cafard l'assaille. Jen, le monstrueux gâchis de leur relation... Des remords vis à vis de Marvin...
    Et la peur de mourir.
    Il imagine son propre cadavre, en train de se décomposer au milieu du salon; son chat, affamé, se nourrissant de sa dépouille. Il se demande combien de temps passera avant que les voisins ne se rendent compte de sa mort. À partir de quand l'odeur les incommodera-t-elle au point qu'ils appellent les pompiers?

    Tandis qu'il fait le ménage, quelqu'un frappe à la porte. Il ne l'entend pas tout de suite, toujours plongé dans ses pensées morbides. Une minute passe, les coups se répètent, plus fermes. Silvère les entend à présent, mais il n'a aucune intention d'ouvrir.

    Une troisième fois, on frappe.
    -Je sais que t'es là, pas la peine de faire le mort!
    C'est la voix d'Adam.

    -Fous-moi la paix, lance Silvère depuis la cuisine.
    -Si ça ne tenait qu'à moi, je serais pas là! Mais c'est Léah qui m'envoie.

    Silvère se lève d'un bond et gueule à travers la porte :
    -Je sais pas ce qu'elle t'a raconté mais je lui ai rien fait depuis ta dernière visite, pigé? J'ai pas appelé, ni écrit, ni rien! Comme tu voulais!
    -C'est ELLE qui veut te parler maintenant, rétorque Adam. L'idée me plaît pas du tout, mais elle insiste. Elle veut savoir ce qui s'est passé quand vous étiez gosses.
    -J'en sais rien! Quand j'étais ado un trauma crânien m'a rendu amnésique! Combien de fois je devrai me justifier??
    -Très bien, enchaîne Adam, alors tu vas lui expliquer ça de vive voix, et comme ça on pourra tous passer à autre chose!

    Quelques secondes passent.
    -Ne reviens plus m'emmerder après ça, dit Silvère en ouvrant la porte. Sinon c'est moi qui appelle les flics.

    Adam lui lance un regard noir et soupire. Il dégaine son téléphone et le colle à son oreille. Quelques secondes passent. Il redresse les épaules au moment où quelqu'un décroche à l'autre bout de la ligne.
    -Léah, commence-t-il, c'est bon je l'ai en face. Par contre, je mets le haut-parleur hein? Comme on a convenu.... Léah?

    Son expression change. Ses sourcils froncent. L'anxiété envahit son visage et sa voix. Il passe nerveusement sa main gauche dans sa tignasse blonde.
    -Quoi? Comment ça, tu... Attends, calme-toi, qu'est-ce que...

    -Hé, il s'passe quoi là?? demande Silvère, agacé.
    Adam l'ignore. Le téléphone toujours collé sur l'oreille, il se détourne et bat en retraite dans le couloir.

    -Ta mère est avec toi? Ok! Ma chérie je... J'arrive! Je fonce à l'aéroport et je saute dans le premier avion vers toi! Allez, tiens bon!! J'te promets, je serais là très vite! Pleure pas ma puce, j'arrive!

    Il raccroche et cours vers son appartement, sans un mot pour Silvère, qui fulmine.
    -C'était bien la peine, se dit-il en claquant rageusement la porte.
    Au bord de l'ébullition, il se met à chercher des cigarettes. Il se souvient avoir gardé un paquet de secours dans un tiroir de sa chambre.

    À travers le mur mitoyen, il entend un léger brouhaha. Adam est en train de préparer son sac.

    -Ouais c'est ça, casse-toi pov' con, murmure Silvère.

    Ayant trouvé son paquet de secours et muni d'un briquet, il retourne dans le séjour et ouvre la baie vitrée. S'accoudant au balcon, il détaille l'emballage, le message de prévention écrit en grosses lettres "FUMER TUE", assorti d'une photo de poumons goudronnés, rongés par le cancer. Il glousse en silence. Ça au moins, il y aura échappé.

    Il a une brève pensée pour son père.
    -Il a des métastases partout, disait Françoise.
    -Qu'il crève, ce vieux salaud, pense Silvère.

    Tandis qu'il allume sa cigarette, il entend Adam dévaler les escaliers à toute vitesse.

    L'air est froid. Le ciel est gris. La rue est calme. Le long du trottoir d'en face est garé le C15 blanc arborant le logo de l'entreprise de dépannage pour laquelle Adam travaille. 

    Le voilà justement qui sort en trombe de l'immeuble.
    Un bruit de moteur se rapproche.
    Les secondes qui suivent, Silvère les voit passer comme au ralenti.

    La voiture freine, les pneus crissent et hurlent. Mais il est déjà trop tard. Adam se retrouve projeté à plusieurs mètres, son corps disloqué comme un mannequin en mousse. Il heurte durement la chaussée, puis plus rien. Du sang s'écoule de son crâne.

    Le conducteur sort de sa voiture et se précipite vers lui en jurant tout ce qu'il peut. Quelques passants s'approchent eux aussi. L'un d'eux s'agenouille auprès d'Adam et l'ausculte, tandis qu'une femme attrape son portable et appelle des secours.

    Depuis son balcon, Silvère est tellement horrifié par la scène qu'il est à deux doigts de basculer dans le vide.

    Il vaut mieux que je reprenne la main.


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  • Quand Silvère, adolescent, refusait de descendre de sa chambre, son père lui coupait l'électricité. Plus de lumière, plus de musique. Et un ado furieux et frustré bien obligé d'obtempérer.
    À présent, il se terre dans son souvenir fœtal, espérant y mourir sans s'en rendre compte.
    J'essaie de l'en tirer en douceur, par une espèce de long couloir.

    C'est là que nous nous croisons, lorsque je réintègre ma place, pour lui rendre la sienne dans le monde tangible. Tandis que je m'enfonce dans ce couloir, les sensations physiques, les sons me parviennent de plus en plus étouffés. Je récupère alors mes propres sens, du moins ce qui en fait office dans le subconscient de Silvère.

    Quant à lui, il renoue avec la douleur, la faim, avec aussi le chagrin toujours aussi vif d'avoir perdu Jennyfer. Vu qu'il passe tout son temps dans un état de stase émotionnelle, lorsqu'il en sort, la scène de leur rupture lui revient comme si elle s'était produite la veille.


    -Il faut qu'on parle.
    -On n'a rien à se dire, rétorque-t-il d'un ton morne.

    Il tripote l'attelle sur son nez et gratte en dessous.
    -N'y touche pas, tu vas rouvrir la plaie... Une infirmière va passer tout à l'heure pour changer le pansement.
    -Qu'est-ce que ça peut faire, dans un mois, nez recollé ou pas, je serais dead.

    Toujours la même rengaine dépressive. J'enchaîne :
    -J'ai vu @ïna. via une vidéo en direct. Et... Elle a senti ma présence!
    -Ok, j'm'en tape.
    -La sorcière noire la torture, elle souffre.
    -C'est sensé m'attendrir? Après tout ce qu'elle m'a fait?
    -Elle a tourné la tête vers moi...
    -J'EN AI RIEN A FOUTRE, tu m'entends?!

    N'attendant aucune réponse de ma part, il se lève et passe à la cuisine.
    -Bordel, ça pue... Tu pourrais t'occuper de la litière de temps en temps!
    -C'est TON chat, et elle me déteste. Elle sent quand je suis là, elle fait le gros dos, toutes griffes dehors... Si elle m'écorche je te préviens, je rends mon tablier. Je supporte déjà ton nez cassé et tes maux de tête toute la journée.
    -C'est bon, j'ai pigé, grogne-t-il.

    Et il se met en devoir de changer le sable souillé. Ma féline homonyme vient se frotter contre ses jambes en ronronnant. Pétasse.
    Tandis qu'il s'active, j'écoute ses pensées. Au fond, il aimerait quand-même savoir ce qui se passe avec @ïna.
    Il aimerait aussi rencontrer ce docteur Sigursson, pour lui cracher au visage, et le maudire d'avoir sauvé sa vie.

    Le dernier souvenir de Jennyfer vient lui cisailler le moral. Il lutte pour le chasser.

    -Ce qu'elle fait n'a ni queue ni tête, se dit-il. Se mettre en scène en train de souffrir, en pensant m'attendrir... Pourquoi elle n'envoie pas plutôt des mercenaires pour m'enlever? D'autant qu'elle doit bien être au courant que je suis à deux doigt de crever. Ya un peu urgence, enfin si elle veut tellement récupérer Aïna.

    Je n'ose pas lui dire qu'elle comptait sur moi. Elle espérait que je garde le contrôle du corps de Silvère, pour le convoyer jusqu'à elle. La trahison me paraissait effroyable. Et puis j'avais peur de décrocher à un moment inopportun.
    Aujourd'hui, je pourrais très bien garder le contrôle tout le temps. Et je sais où aller.
    Mais ma loyauté va encore et toujours vers l'homme de ma vie.

    Et aussi...
    Lorsque le visage déformé d'@ïna s'est tourné vers moi, j'ai cru lire un message sur ses lèvres pixellisées...

    "Ne vient pas"



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