• Et encore, six mois, c'était l'estimation optimiste.

    Avant l'entretien, le neurologue m'avait fait passer un nouveau scanner. Qui confirmait que "ça" continuait de s'étendre.. Derrière le jargon médical dont m'abreuva généreusement le sosie de Roger Gicquel, le discours était : "Désolé, on sait toujours pas ce que vous avez et de toutes façons on peut rien y faire.Quand vous commencerez à souffrir revenez nous voir, on vous mettra en soin palliatif. Et désolé de ne pas vous avoir recontacté plus tôt, dossier classé par erreur, blablabla... Par contre, on aimerait bien faire des prélèvements après votre décès, pour élucider le mystère."

    Allez vous faire foutre. Plus jamais je ne servirai de cobaye. Même mort.

    Jen émerge de sous la couette et m'offre un sourire plein de chaleur. Sa main chaude caresse ma joue. Son sourire se fane tout à coup.
    -Tu sais, pour hier... commence-t-elle.

    Soupir embarrassé.
    -En fait, j'aurais pu t'accompagner. Mais... Vu ta réaction, la dernière fois... Je voulais pas à nouveau te servir de défouloir... Je regrette de t'avoir laissé en plan, ça m'a rongé toute la journée...
    -C'est pas grave, dis-je. Pour ce qu'il y avait à dire, de toutes façons...
    -J'ai essayé de t'appeler plusieurs fois, mais t'as jamais répondu...
    -Désolé, j'ai oublié de désactiver le mode silencieux de mon tel en quittant l'hôpital.
    -T'aurais quand-même pu m'appeler, ou m'envoyer un p'tit texto...
    -Je sais... J'étais un peu sous le choc après le rendez-vous. Besoin de digérer la nouvelle, après toutes ces semaines d'angoisse...

    C'était bizarre. J'étais comme soulagé que mon funeste pressentiment se révèle exact. J'avais presque envie de rire, d'un rire cynique, féroce, et d'appeler Jen pour lui dire "Tu vois? Tu vois?? J'avais RAISON!!"

    Elle s'étire de tout son long et se lève. Elle m'annonce qu'elle va préparer du chocolat chaud. Je valide l'initiative.

    Je pensais qu'Aïna allait se manifester, mais elle n'en a rien fait. Elle attend sans doute le bon moment pour revenir me tanner à propos de son transfert/fusion avec sa doublure numérique. À moins qu'elle n'ait compris que c'est définitivement exclu
    Je repense à ses mots, concernant la tumeur-anévrisme-truc-qui-va-me-tuer-d'ici-peu :
    "Je suppose que c'est à ça que ressemble l'endroit de ton cerveau où je me trouve. Mais je ne l'ai pas créé."
    Est-ce que ce truc était là avant qu'elle ne s'installe (une séquelle de ma chute), ou s'est-il formé peu à peu autour d'elle, comme la nacre qui vient recouvrir un grain de sable dans une huître? Est-ce sa présence qui nourrit et fait grossir le truc?

    Depuis la cuisine, Jen me demande si je veux du pain grillé. J'acquiesce tout en enfilant mon t-shirt.
    Heureusement qu'elle n'est pas venue. J'aurais pas supporté de la voir s'effondrer de chagrin, les yeux rougis de larmes. Elle aurait nié l'évidence, aurait voulu que je refasse des analyses, dans l'espoir fou d'obtenir un autre diagnostique, plus favorable...

    Tant qu'elle croit que "ça" s'est résorbé tout seul, elle est heureuse, et je suis empêché de m'apitoyer sur mon sort.

    Je rejoins ma radieuse rouquine qui a préparé un copieux petit-déjeuner; je m'applique à lui sourire en retour, malgré la boule que j'ai dans la gorge.

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  • Derrière la porte, j'entends Léah pleurer à chaudes larmes. Je dépose son courrier sur le paillasson.
    Peut-être qu'on pourra discuter quand elle sera calmée...
    Quelques heures plus tard, quelqu'un tambourine chez moi.
    Mais ce n'est pas Léah.

    Adam me fait face, le visage crispé de colère. Dans ses mains, un pied de biche.
    -Tu devines p-pourquoi j'suis là?
    Il bégaie de fureur. Je le sens prêt à me tabasser.

    J'ai intérêt à peser mes mots.
    -J'ai pas voulu lui faire peur! Et jamais je voudrais lui faire de mal... C'est arrivé malgré moi...
    -J'm'en b-bats les couilles de tes problèmes psy, coupe-t-il sèchement. Tu t'approches plus de Léah, ou j'te pète l-les genoux.

    Ça sert à rien de discuter maintenant. Malgré les centaines de questions qui se bousculent dans ma tête, je capitule.
    -D'accord. Dis-lui que je suis désolé pour tout à l'heure.
    -Je lui dirais rien du tout, et estime-toi heureux qu'elle veuille pas déposer plainte pour l'instant.

    Il repose finalement son pied de biche sur l'épaule, et ajoute :
    -Tiens, une autre bonne nouvelle pour toi : on déménage. En attendant, tu nous fous la paix.
    -Hé là, il se passe quoi??
    Jen nous observe , médusée, depuis l'extrémité du couloir.
    -Rien, rétorque Adam en tournant les talons. Tant que ton mec reste à sa place.
    Il s'en retourne chez lui en faisant rouler le pied de biche dans la paume de ses mains.
    Jen me rejoint au pas de course.
    -Tu m'expliques?

    Je lui explique. Déclenchant ainsi la troisième crise de la soirée.



    Moue consternée de Jen.
    -Tu te rends pas compte à quel point tes histoires sont indigestes. Déjà moi j'ai du mal, alors cette pauvre fille nunuche... Et enceinte!
    -J'ai rien prémédité!! C'est ELLE qui a commencé à me parler de sa poupée, et moi d'un coup d'un seul, je me suis souvenu lui avoir rendu... Qu'est-ce qui lui a pris à elle, de péter une crise de nerf ??
    -Elle est ENCEINTE, c'est une bombe d'hormones sur pattes, tu comprends, ça?
    -Ouais, pigé, la grossesse c'est l'immunité diplomatique... N'empêche que j'ai fait une sacrée découverte. 'faut que tu m'arrange le coup.
    -Pardon?
    -Elle voudra sans doute plus me parler, et Adam menace de me péter les genoux. Avec toi, ça passera peut-être..

    Moue de refus catégorique de Jen.
    -Silvère, ne compte pas sur moi pour harceler une femme enceinte.
    -Je t'en prie, j'ai BESOIN de savoir, de comprendre ce qui s'est passé entre elle et moi!! Si Aïna ne bloquait pas mes souvenirs, j'en serais pas là!

    Moue dubitative de Jen.
    -Elle a bon dos, Aïna... C'est aussi elle, qui a empêché Léah de se souvenir de toi, peut-être?
    -C'est ça, moque-toi en plus...
    -Que Léah ne t'aie pas reconnu après tant d'années, c'est une chose, insiste Jen. Mais peut-être aussi qu'elle a pas plus envie qu'Aïna de ressasser de vieux souvenirs.
    -T'es en train d'insinuer quoi là??

    Moue pincée de Jen.
    Le téléphone sonne. À l'autre bout du fil, le neurochirurgien qui m'a annoncé que j'avais un truc non identifié dans le crâne. Il me fixe rendez-vous pour le lendemain matin. Après un mois et demi d'attente, il était grand temps.

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