• (257) Comme si c'était hier

    J'ai épuisé tous mes jokers.
    Je dois aller voir le daron.

    Avant de me rencontrer, Jen ignorait totalement ce mot d'argot. Elle m'entendait l'utiliser de temps à autre sans comprendre, jusqu'à ce qu'elle percute un jour.


    Et une visite de plus à l'hôpital, comme si j'avais pas déjà assez fait d'aller-retour à St Thomas...
    Avant de passer, j'avais quand-même tenté une dernière chance auprès d'Odette, pour savoir si le daron lui avait parlé de quoi que ce soit à propos de mon traitement... Sans succès. Elle m'a indiqué le numéro de la chambre, sa voix vibrait d'un mince espoir de nous voir enfin réconciliés...

    Direction l'unité des soins palliatifs, où ceux qui y entrent sur un brancard, en ressortent dans un sac à viande.
    Ça sent le désinfectant industriel, la climatisation, la bouffe de cantine. Dans le silence feutré on entend les bips discret des appareils de surveillance et les soupirs des respirateurs artificiels dans certaines chambres.
    Les peintures insipides aux murs des couloirs, énièmes reproductions des Nymphéas de Monet délavées par le soleil. Le lino gris chiné sous les sabots blancs en plastique des infirmières. Des néons à l'agonie  clignotent par endroit. Une baie vitrée donnant sur un petit jardin bordé d'arbres déplumés par l'automne, laissant apparaître la voie rapide en arrière-plan.

    Maintenant je me rappelle pourquoi je réclamais autant de livres, de magazines et de jeux à Marvin quand j'étais hospitalisé. Le choix des chaînes de télé était limité. Je me suis très vite ennuyé, au point que les journées paraissaient durer 48 heures. La prison, les barreaux en moins, les béquilles en plus.

    Jennyfer m'accompagne. Pendant le trajet en voiture elle me préparait mentalement à la rencontre, comme un entraîneur prépare son boxeur avant un match.
    -Surtout, surtout, ne le laisse pas t'infantiliser. Vous êtes deux adultes, réuni pour une conversation d'adulte. Peu importe que ce soit arrivé quand t'étais sous sa responsabilité. Et tu es là pour avoir des réponses, pas pour balancer des reproches. S'il se braque, il ne voudra peut-être plus jamais te parler.

    Chambre 101. Peut-être bien que je suis en 1984.
    Je respire à fond. Jen me frotte le dos.
    -Allez, j'suis avec toi, murmure-t-elle tandis que je tourne la poignée.

    Dans la télé, un journaliste énumère ses titres. Le daron semble déjà momifié dans son lit, immobile. Il tourne la tête, nous identifie, et lève les yeux au ciel d'un air agacé style "Et merde...".
    C'est drôle, je faisais la même tête chaque fois qu'il passait me voir à l'hosto, à mon réveil du coma.
    Il presse deux fois la pompe à morphine dans sa main droite.
    -Qu'est-ce que tu veux?
    -Que tu me dises ce qu'on m'a fait quand j'étais dans le coma. Françoise a du te prévenir que je passerais pour ça?
    -T'as eu des opérations, qu'est-ce que tu veux que j'te dises? 'Fallait bien te soigner!
    -En quoi ça consistait, qu'est-ce que t'a dit le médecin, Sigursson?
    -J'me souviens plus. Les toubibs et leur blablas de spécialistes... Le principal c'est que ça t'a guéri, non?
    -Moi oui, mais sur les deux patients suivants, l'un est devenu fou, et l'autre est mort pendant l'opération. Tu le savais, ça?
    -Non. J'vois pas en quoi ça me concerne, de toutes façons.
    -Hé bien moi ça me concerne. Parce qu'il y a dans mon crâne un truc gros comme une prune qui est susceptible de me tuer n'importe quand. Il faut que je retrouve ce mec qui m'a opéré, pour voir s'il peut remédier au problème.

    Il fixe le vide. On dirait qu'il dort les yeux ouverts. Ou qu'il est déjà mort.
    -Il disait que c'était une opération risquée. Mais c'était ça, ou tu passais à la boucherie pour le don d'organes. T'aurais préféré que j'les laisse te découper?
    Il me fait chier avec ses expédients. Peste ou choléra. Il est les deux à la fois.
    -J'aurais préféré, en premier lieu, qu'on n'ait pas à m'ouvrir le crâne pour réparer tes conneries.

    Il hausse les épaules et presse de nouveau sa pompe à morphine.
    -Merde, tu vas pas recommencer avec ça...
    -Tu vois ce mec, dis-je à Jen en pointant du doigt l'intéressé, il m'a tabassé, m'a traîné par terre, il a même cogné Marvin qui essayait de me défendre, tout ça parce que j'avais fait foirer son rencard.

    Jen me supplie des yeux de ne pas partir en vrille. Désolé, Jen. Je sais bien que ça se fait pas, de s'en prendre à un mourant, mais je peux pas lutter contre cette poussée de haine qui me tord les tripes. 

    -T'étais un ptit con, fallait t'apprendre à vivre! Je t'ai pris à part pour causer, et tu t'es tellement débattu que t'es tombé dans l'escalier!
    -Tu vois ça Jen? Il est même pas désolé de ce qui est arrivé, c'est encore ma faute! Et qu'est-ce que t'as bien pu me dire pour que je me débatte à ce point? Pour que j'hurle "salaud, bâtard, enculé", avant de tomber?
    Il a un moment d'hésitation. Ou était-il seulement en train de s'assoupir?
    -Je... J'me souviens plus, marmonne-t-il en tripotant les boutons sur le bord de son lit.
    -Ouais, c'est pratique l'amnésie, hein? Et pour mon opération, tu te souviens de rien ou t'as juste accepté le marché sans poser de question?
    -Va-t'en.
    -T'espérais peut-être que l'opération rate, pour être débarrassé de moi?!
    -J'ai jamais voulu ta mort, imbécile!

    Une infirmière entre dans la chambre.
    -Monsieur Messager, vous avez appelé? demande-t-elle en s'adressant au daron.
    -Faites-les sortir d'ici, dit-il en passant une main sur son visage. Ils m'ennuient,  je suis fatigué.
    La femme en blanc se tourne vers Jen et moi et nous invite à la suivre. Je ne bouge pas. Si elle savait ce qu'il m'a fait...
    -J'ai pas l'intention de crever avant toi, vieux con! Je vais m'en sortir sans ton aide, comme je l'ai toujours fait!! Et je m'arrangerai pour que tu sois pas enterré avec Maman!
    L'infirmière pose les poings sur les hanches et durcit le ton.
    -Monsieur, vous sortez maintenant et dans le calme, ou j'appelle la sécurité!

    Juste avant de sortir du pavillon Jen est prise d'une soudaine envie de pisser. L'infirmière la laisse rebrousser chemin vers les toilettes, je sors l'attendre sur le parking de l'hôpital.
    J'ai envie de péter des pares-brise et des rétroviseurs à coup de pierre.

    J'ai plus de piste, plus rien, et j'ai désespérément besoin d'une clope.


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  • Commentaires

    1
    Vendredi 20 Décembre 2013 à 09:20
    Ce manteau me dit quelque chose, non ?
    2
    Vyo
    Vendredi 20 Décembre 2013 à 09:30

    Gosh, t'as vraiment déjà été visiter un service de palia aussi déprimant? Y en a un dans la clinique ou je bosse, les chambres sont meublées de meubles normaux, les murs et le sol pas en blanc, la bouffe est cuisinée sur place et y a pas d'appareils de surveillance. Pas de respirateur non plus, si ils savent pas "sortir" du respirateur, ils meurent aux soins intensifs. Pas de clim non plus, m'enfin, ça parfois c'est plus un soucis qu'autre chose ^^'. Et il me semble qu'ils utilisent des huiles essentielles pour que l'unité ait une odeur pas trop affreuse. Ce serait un chouette endroit si c'était pas pour y crever. 

     

    Sinon super, comme d'hab. L'est quand même trop belle Jen! 

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    3
    Vendredi 20 Décembre 2013 à 10:17

    @Vyo : ok Sherlock, tu m'as démasqué, j'ai jamais visité de service de soins palliatifs. je peux quand-même décrire un endroit déprimant si j'ai envie? :D

    4
    Vyo
    Vendredi 20 Décembre 2013 à 10:22
    Si si, bien sûr. Ca me faisait juste de la peine d'imaginer que tu décrivais un endroit ou t'aurais été. Enfin, je suppose que tout les pallias sont pas les même, mais bon ... je tiens à mes lunettes roses parfois ^^
    5
    Vendredi 20 Décembre 2013 à 10:27

    en fait j'ai séjourné à l'hôpital l'année dernière, pas longtemps, mais ma chambre était bleu froid comme celle du daron. la déco des couloirs, c'est toujours les mêmes trucs nuls, sauf des fois dans les grandes villes où ya eu des subventions pour faire entrer l'art dans l'hôpital... sinon généralement sur les murs c'est vraiment des peinture à la con. bon, c'est pas que je veuille du Francis Bacon non plus, ça ferait mauvais effet, je sais.. mais du Keith Haring ce serait jouable.
    et au fait, pour les huiles essentielles utilisées pour parfumer les couloirs de soins pallia, j'espère ils ont évité de prendre "senteur sapin"... XD

    6
    ColorfulVoid
    Vendredi 20 Décembre 2013 à 17:09
    ColorfulVoid
    A chaque fois que je lis un chapitre comme ça, je me dis qu'elle a bien du courage, Jen !
    7
    Vendredi 20 Décembre 2013 à 17:43

    l'amour rend aveugle!  XD

    8
    Samedi 21 Décembre 2013 à 13:06
    Pour quelqu'un qui a eu eu du mal à écrire, je te tire mon chapeau. J'aimerai bien pouvoir faire la même chose quand j'ai pas la motivation. A la place, je reste face à une feuille remplie de petites caricatures qui ne servent à rien xD

    Sinon, Jen, c'est la meilleure. Elle va peut-être sauver les meubles ! Parce que Silvère, il reste toujours aussi explosif. Il a pas appliqué sa technique pour ne pas s'énerver ! En attendant, j'espère qu'il va se calmer un peu. Ce serait moche qu'il crève sur un parking (remarque, il est pas trop loin de l'hosto si quelque chose lui arrive xD)
    9
    Samedi 21 Décembre 2013 à 17:11

    le truc dont on se rend pas compte c'est que je l'ai joué dilettante, pour écrire : j'ouvre mon document, j'écris deux-trois mots, j'ouvre fire fox pour mater une vidéo sur youtube...  trente minutes plus tard je reprend l'écriture, j'arrive à sortir quelques phrases... le petit vient m'agripper pour que je le change, on joue un peu... je retourne à mon ordi, je relance une vidéo sur youtube, j'ouvre un dossier musique... je reprend l'écriture... et ainsi de suite...
    de la même manière Silvère se fait un petit flash-back, parle du présent, retourne à nouveau dans ses souvenirs, lambine dans les couloirs en détaillant la déco... tout est bon pour ne pas aller au feu! du coup, forcément à la fin, c'est Jen qui s'y colle XD

    10
    Marglavache
    Samedi 21 Décembre 2013 à 21:40

    Jen aurait dû coller 2 claques à Silvère depuis bien longtemps. Il aurait arrêté toutes ses simagrées ! :D :D :D

    11
    Samedi 21 Décembre 2013 à 22:14

    p'tin c'que t'es violent Marg'... (au fait, ayé, tu peux utiliser ton pseudo habituel, ekla a assoupli les règles d'utilisation des commentaires!)

    12
    Dimanche 22 Décembre 2013 à 10:11

    rhaaaa... ils ont tous les deux un caractère de cochon et ça ne m'arrange pas car j'attendais une petite révélation, une piste à me mettre sous la dent... rhaaaa...

    en tout cas, Silvère a de la chance d'avoir une nana comme Jen...

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