• Françoise m'a prodigieusement énervé.
    Je sais qu'elle a raison, que je devrais (que j'aurais du depuis longtemps) discuter avec le darron. Mais je ne suis pas encore prêt. Lorsque j'étais passé récupérer mes vieux cartons de souvenirs chez lui, et malgré le soutient de Jen, je me sentais... Sans défense. Des flots de souvenirs aigres me remontaient jusqu'au bord des lèvres, j'avais la nausée.

    Le pire, c'est quand parfois dans le miroir, je surprends son regard froid.

    Je ne veux pas être comme lui.
    Et surtout, je ne veux pas crever avant lui.
    Il faut que je trouve une piste.

    Et Marvin qui ne répond toujours pas...
    Allez, on va réessayer la technique de maîtrise de soi.

    Je vais en avoir besoin pour le prochain coup de fil. Ça décroche dès la première sonnerie.
    -Galerie L'œil et l'esprit bonjour!
    -Hum. Je voudrais parler à.. Euh... Amour.

    Petit silence (c'est bien ellui). Puis la voix au timbre indéfinissable reprend.
    -À quel sujet s'il vous plaît?
    -C'est moi, Silvère. Messager. Jen m'a raconté la conversation que vous avez eu.

    Encore un silence.
    -Si c'est pour des insultes, je n'ai ni le temps ni l'envie.
    Un, Deux, Trois...
    -J'aimerais te poser des questions.
    -Je t'ai déjà livré tout ce que je savais. Tu as visité les parents d'André, je ne vois pas bien ce que je pourrais ajouter.
    Un... Deux... Trois...
    -S'il te plaît, dis-je le plus calmement possible. J'étais pas moi-même quand tu es venu. C'est vraiment, vraiment important.

    Nouveau silence. Mais j'entends un soupir de lassitude à l'autre bout de la ligne.
    -J'ai pas le temps maintenant. Rendez-vous au café-philo «"Des Ronds dans l'eau" à 19h30.

    Ile m'agace mais au moins, je sais qu'ile m'écoutera et me laissera parler. Côté maîtrise de soi, ça devrait aller. Par contre, je vais garder pour moi l'histoire de la grosseur/tumeur/anévrisme/machin qui peut me tuer n'importe quand.
    À l'heure dite, Amour m'attend en terrasse malgré le froid, fumant une cigarette. J'en aurait bien grillé une moi aussi. Les patchs anti-tabac ne soulagent pas tout. En m'asseyant en face d'ellui je respire à fond, pas tant pour me donner du courage que pour inhaler au passage quelques volutes de tabac.

    -C'est bien à Silvère que je m'adresse aujourd'hui? Demande l'hermaphrodite avec un petit sourire amusé.
    -Ouais, c'est toujours moi.
    Ses yeux gris clair me scrute comme s'ile cherchait confirmation. Mon expression renfrognée la lui donne.
    Ile décroise-recroise des jambes gainées de nylon sous son tailleur-jupe de working girl. Boucles d'oreille, maquillage et talons hauts, Amour est en mode féminin aujourd'hui.
    De sa voix monotone, ile me parle de notre rencontre (j'arrive pas à croire que je lui avais donné un portrait d'Aïna, alors que je ne l'ai jamais montrée à personne, même pas à Marvin), de ma tentative de suicide, de mon comportement étrange et binaire, Aïna qui parle à travers moi, paralysant ma main qui tient le cutter... Puis le même comportement incongru, mais plus réservé, lors de sa visite pour m'apporter l'album de dessins.
    Si je compare avec les observations de Jennyfer, tout concorde pour dire que je souffre d'un sévère dédoublement de personnalité. Ce serait si simple, s'il n'y avait pas aussi tous ces dessins d'André, le second patient.
    -Tu es absolument sûr, insiste Amour, de n'avoir rien laissé là-bas à ta sortie de l'hôpital? Pas le plus petit dessin qui traîne?
    -À force, je commence à en douter...
    -Je ne vois pas d'explication plus rationnelle. Tu as dessiné Aïna, tu as noté son nom en dessous... Quelqu'un a pris le dessin et d'une manière ou d'une autre André l'a vu en sortant du coma et s'en est imprégné.
    -Ça veut dire que j'ai rendu fou ce pauvre gars avec un dessin?
    -Ce n'est pas ta faute. Ses facultés intellectuelles étaient détruites par l'accident, la chirurgie et la machine n'ont simplement pas pu les restaurer. S'il n'avait pas vu un dessin d'Aïna, il aurait probablement fixé son attention sur autre chose, n'importe quoi d'autre.
    -Bon, dis-je en soupirant, je crois que je t'ai fait venir pour rien... Au fait, pourquoi tu t'es mis à faire des recherches pour moi?

    Ile hausse les épaules.
    -C'est arrivé par hasard, les indices tombaient devant mon nez, je n'avais qu'à tendre la main pour les saisir.
    -T'aurais pu garder tout ça pour toi, pourquoi tu m'as mis au courant?
    -Je ne supporte pas qu'on se serve des autres, qu'on les manipule. Mentalement et/ou physiquement.
    -On pratiquait le lavage de cerveau, dans ta secte?

    Amour pose avec précaution sa cigarette sur le bord du cendrier et croise les mains sur la table.
    -À dix ans, parce que j'étais différent, le gourou de la secte a décrété que j'étais "l'Elu", une espèce de sauveur. Sous prétexte d'initiation, je suis devenu le jouet sexuel d'une poignée de fanatiques. Avec l'approbation de mes parents.

    Ile me fixe de son regard clair et impassible.
    Je suis terriblement mal à l'aise. Quel con, pourquoi j'ai abordé ce sujet???
    Amour poursuit son récit.
    -Ça a duré jusqu'à ce que la DDASS s'en mêle et embarque les enfant, dont moi. Après, ce fut à peine mieux, mais ça je t'en ai déjà parlé. Certes ça ne m'a pas tué, par contre j'ai essayé de mourir plusieurs fois, par divers moyens. Il y a des souvenirs, si incroyablement sombres et douloureux qu'ils donnent envie de disparaître instantanément pour ne plus souffrir. Malgré tout j'ai décidé de lutter, de survivre à cette horreur, pour faire la paix avec moi-même.

    À côté de ses épreuves, ma propre T.S. oblitérée par l'alcool me fait l'effet d'un stupide rage-quit*.
    Croyant trouver une branche à laquelle me raccrocher, je m'enfonce encore davantage :
    -Tu leur as pardonné? À tes parents, je veux dire...

    Ile plisse les yeux.
    -Leur pardonner d'avoir été naïfs, au point de donner leur unique enfant en pâture à des pervers qui leur promettaient la vie éternelle?... Non, j'ai pas pardonné. Mais parfois, j'aimerais en avoir la force, parce que la paix intérieure ne peut être complète que si on fait aussi la paix avec les autres; enfin c'est ma vision des choses. Mon père m'avait envoyé une lettre d'excuse avec un gros chèque, je lui ai réexpédié le tout déchiré en petits morceaux. Il est mort il y a dix ans sans nouvelle de moi. Ma mère vit encore. Peut-être qu'un jour... Avant qu'elle ne décède elle aussi...

    Je sais pas quoi dire. Je suis nul pour accueillir la détresse des autres. Je pense à mon père.
    Working Girl reprend sa clope et aspire une longue bouffée, l'air absent. À quelques tables de la nôtre, un étudiant ouvre son mini-pc, se met à pianoter. Amour promène sur lui un regard distrait. Ile pose soudain un doigt sur ses lèvres fines, et se tourne de nouveau vers moi.
    -Ce n'est peut-être pas important mais puisque tu veux éplucher le moindre détail... La nuit de ta tentative de suicide, ton ordinateur était allumé. J'ai vaguement aperçu à l'écran une silhouette humaine sur un fond noir, et je crois qu'il y avait des espèces de cases à côté. Après t'avoir "sauvé" et réconforté, je suis sortie de la salle de bain pour déplier ton canapé-lit. Entre temps l'ordinateur avait planté, l'écran était bleu. Machinalement, je l'ai éteint. J'aime pas voir des appareils fonctionner pour rien.

    Silhouette... Fond Noir.. Des cases... Un flash de mémoire surgit du fond de mon crâne.
    -L'éditeur de personnage d'Ysckemia!! J'étais en train de créer un avatar à l'effigie d'Aïna!
    -Je t'avais dit en plaisantant qu'elle viendrait peut-être te visiter dans tes rêves... Tu as du vouloir prendre les devants...

    C'était donc moi, l'auteur de l'avatar qui me hante sur mon lieu de travail? Est-ce que quelqu'un aurait tenté ce soir-là une intrusion dans mon ordinateur, et aurait récupéré l'Aïna que j'avais modélisé?? Mon enthousiasme retombe vite. Quels que soient les indices, tout revient toujours à moi, du moins tant que je n'aurais pas trouvé où se cache le professeur Sigursson...


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    *Fait de quitter un jeu sous le coup de la colère (ou de la frustration). Pierre Palmade à la fin de son sketch sur le Scrabble fait une belle démonstration de rage-quit (comme quoi i n'y a pas que les amateurs de jeux vidéos qui en sont capables!)


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  • Et voilà l'épisode yaoi^^
    (mais à la sauce Riff, quand-même)


    Quel est ce craquement sourd que j'entends dans ma poitrine?....
    Que celui qui n'a jamais été repoussé par un être aimé me jette la première pierre...

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    27 commentaires
  • ... Celui que Nique-Nac attend depuis le début, Hermine aussi et Vyo peut-être si elle passe encore par là... Marvin.


    Last but not least...

    J'en profite pour vous signaler que j'ai envie de faire un petit sondage/questionnaire à votre attention.Google Analytics attise ma curiosité à propos de "VOUS" : où êtes-vous, depuis combien de temps connaissez-vous mon blog, pourquoi vous y revenez, etc..
    Je tenterai de le faire pas trop barbant, ce sondage, promis.
    Et vous pourrez y répondre même (surtout) si vous ne laissez jamais de commentaire :D


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